De
l'utilité de l'épouvantail ?
Du mannequin
empaillé, costumé selon la fantaisie et l'imagination
dont les paysans sont loin d'être dépourvus, à d'autres
formes d'épouvantail, moins élaborées, mais tout
aussi dissuasives, les moyens n'ont jamais manqué qui visent
à protéger les légumes et les fruits des agressions
d'oiseaux en quête constante de nourriture ! C'est ainsi que j'ai
particulièrement apprécié, dans le potager familial,
certains dispositifs d'aluminium "accordéonnés",
mobiles et ultralégers qui brillaient au soleil printanier et
retentissaient à mes oreilles de leurs sonorités métalliques.
Le vent de Normandie - qui n'épargnait pas son souffle - participait
largement à l'effet produit par ces petits dispositifs dont l'efficacité
était incontestable, aux dires du jardinier !
Les
trois cerisiers dont il était si fier en étaient abondamment
pourvus, fort heureusement, car les fruits délicieux que produisaient
ces arbres étaient l'objet de toutes les convoitises : pensez
donc, des "Montmorency", un vrai régal pour la gent
ailée, ainsi qu'en attestaient d'innombrables noyaux rejetés...
et gisant sur le sol ! Ces pillages répétés faisaient
planer une réelle menace sur d'éventuelles préparations
de clafoutis... Quant à la "cerise sur le gâteau",
tant prisée et récurrente, tout en considérant
combien saisonnière elle pouvait être, cette expression
quelque peu galvaudée risquait de n'être bientôt
plus que... fictive, au train où progressaient les disparitions
!
Adossés
aux murs du jardin, d'autres arbustes fruitiers, dits "en espalier",
nourrissaient la même inquiétude et n'avaient pas manqué
de tendre pathétiquement leurs bras frêles, lors de la
distribution des bruyantes petites protections. A leur tour, elles voulaient
en recevoir une quantité apte à préserver leurs
jeunes fruits. Pour se consoler, les vigoureux poiriers pensaient que,
en cas de désastre, cette société dont ils entendaient
si souvent parler allait continuer longtemps à produire une espèce
de "bonnes poires" dont la qualité, cependant, semblait
davantage prêter à rire qu'elle n'était avérée...
Allez donc savoir pourquoi ? Décidément, le monde des
consommateurs s'ingéniait à créer des mystères
qui ne perdaient rien à demeurer insondables !
Cependant,
d'autres fruits étaient à plaindre davantage : les fraises,
par exemple, lesquelles, incapables de prendre la moindre altitude et
rouges de confusion, demeuraient "plaquées au sol",
en grand péril... Non seulement les oiseaux avaient repéré
leur frimousse aguichante, mais d'autres bestioles prédatrices,
rampantes celles-là, les convoitaient également !
Et que
pouvaient bien vouloir ces vieilles dames qui leur rendaient visite,
au "soir de leur vie", agitant ostensiblement un insolite
objet en cristal appelé sucrier?... Une légère
pluie s'en échappait (même lorsque le ciel demeurait clément
!) et, la substance ainsi saupoudrée les blanchissait et les
alourdissait, alors que des obsessions de "coupes" et de dégustation
les gagnaient ! S'il s'agissait de "petites gâteries",
elles s'en seraient bien passées à ce stade de leur évolution,
estimant qu'il était vraiment prématuré de "sucrer
les fraises", puisque aucune maturité n'était encore
envisageable !...
Parmi
les familles des "légumineuses", j'avais ouï dire
que certains "mange-tout" étaient pourvus d'un bon
appétit et, qu'outre le fait de se nourrir des richesses du sol
où ils étaient implantés, ils ne dédaignaient
pas un "bol d'air" et d'autres friandises naturelles. Mais
j'ignorais qu'ils pouvaient, eux-mêmes, constituer une nourriture
bien tentante... justifiant qu'ils soient, à leur tour, décorés
de ces petits accordéons métalliques, décidément
très sollicités !
Les
haricots ayant eu suffisamment d'énergie pour grimper aux claies
de bois qui les étayaient n'étaient pas moins inquiets
pour le devenir de leurs cosses et pour la gestation des fèves
qu'elles recelaient. Tant et si bien que ne se comptaient plus les arbres
fruitiers et les légumes ayant été "appareillés",
pour n'avoir pas à subir les attaques de prédateurs, rampant
ou voltigeant, esthétiquement séduisants, certes, mais
qui n'en étaient pas moins redoutables et déterminés
et contre lesquels il était urgent de se protéger.
Par
une fin de journée où le soleil s'était montré
particulièrement ardent jusqu'à générer
une atmosphère orageuse menaçante, je songeais au sort
des plantes et des fruits logés dans mon jardin. Désireuse
de leur apporter mon soutien, je pus alors assister à un phénomène
étrange et demeuré inexpliqué à ce jour,
mais qui privait mon intervention de la moindre originalité !
En effet, l'agitation incessante d'oiseaux formait un ballet insolite,
tout autant que l'étaient leur fébrilité et leur
frénétique appétit. Quand soudain, le ciel zébré
d'éclairs et les rafales de vent conjugués parvinrent
à arracher la quasi-totalité des charmants épouvantails
métalliques de leurs supports.
C'est
alors que, telle une farandole magique, regroupés, étincelants
car chargés d'électricité stagnante, je les vis
s'élever dans les airs, ligués et semblant pousser vers
les nues des myriades de volatiles auxquelles ils faisaient résolument
obstacle ! Le bruit du tonnerre masquait évidemment leur propre
musique, tandis que le piaillement des oiseaux chassés était,
seul, perceptible et assourdissant. Par ailleurs, une ondée salvatrice
avait parachevé l'œuvre de ces petits épouvantails
courageux et inspirés qui avaient agi tels des magiciens doués
de pouvoirs !
J'estimais
ainsi et sans complément d'analyse que, la Nature souveraine
ayant pu reprendre ses droits, la maturation des "résidents"
du potager allait pouvoir progresser, sans plus d'inquiétude
quant à une menace imminente !
Mais
la curiosité me poussant à franchir les limites du jardin
potager, je marchais jusqu'aux champs voisins de graminées qui
formaient la deuxième partie des zones cultivées. En ces
lieux, un autre spectacle se présentait : au sein des étendues
céréalières, en effet, l'épouvantail avait
changé d'aspect et c'était un gigantesque mannequin d'osier,
tout vêtu de chiffons qui émergeait des épis de
blés, de seigles et d'avoines.
Quoiqu'il
ait dû subir des éléments déchaînés
et des ondées multiples, son "costume" était
encore relativement présentable : il portait une tenue de garde-"champêtre"
(adéquate, ô, combien ! ) dont le képi, fixé
ingénieusement par des fils de fer souples, était toujours
sur la tête du personnage. La veste, quelque peu délavée,
demeurait significative de la fonction et conservait même fière
allure, n'étaient les boutons, dorés à l'origine
et plutôt rouillés aujourd'hui ! Une solide boîte
aux lettres, semblable à une vaste gibecière bâillant,
avait même été adjointe. M'en approchant, j'avais
alors perçu une bizarre agitation "animalière"...
: en effet, deux oisillons apeurés s'égosillaient, pestant
après leurs parents qui n'avaient trouvé nul endroit plus
approprié que ce réceptacle pour y construire un nid !
(des étourneaux sans doute, ces géniteurs : "chassez
le naturel" !).
Cependant,
le temps des moissons n'était pas encore arrivé et les
gerbes ne pouvaient être constituées avant que n'ait été
orchestré l'indispensable "ballet des faucheuses".
Par anticipation, j'imaginais très bien cet événement
: il se déroulerait sur un fond musical, ayant pour thème
le charmant "Poète et Paysan", du compositeur inspiré,
Carl von Suppé, car ainsi, ils seraient tous deux en parfaite
adéquation ! Indépendamment du fait d'engranger les céréales,
certaines coutumes, à présent révolues, imposaient
jadis l'invasion des domaines fermiers par une multitude "d'ouvriers",
joyeux et musclés, déferlant sur les champs. Armés
de leurs faux et de bouteilles de bon cidre du terroir (!), ils couchaient
au sol, pour un irrémédiable repos, des milliers d'herbes
dorées et folles, afin que le soleil brûlant les assèche.
Elles formaient ensuite, docilement, ces bottes de fourrage qui allaient
devenir, dans les greniers, autant de refuges prisés de multiples
animaux à la morte saison (entre autres, toute une armée
de petits rongeurs frileux), en attendant de servir d'indispensable
nourriture à d'autres bêtes quadrupèdes, pendant
l'hiver. Les charettes et les chevaux attendaient alors patiemment que
les "moissonneurs-acrobates", en équilibre précaire
sur un amoncellement d'herbes odorantes, à coups de fourches
efficaces, estiment le moment opportun d'engranger le produit de leurs
récoltes !
Au préalable
et durant de longues journées estivales, la plaine offrait le
plaisant spectacle d'immenses bottes, en forme de chapeaux de paille
posés au sol, dans l'attente de "coiffer" je ne sais
quel crâne de géant agraire !
Mais la douceur des foins et l'odeur qui s'en dégageait sous
les rayons d'un soleil ardent étaient alors prétexte à
ce que les paysans et leurs compagnes, fourbus et grisés par
le cidre ingurgité, s'octroient une petite sieste au flan de
ces meules fourragères accueillantes. Elles tenaient lieu de
lit et d'oreiller, les pailles fines chatouillant délicieusement
leurs oreilles ! De telles scènes n'ont pas manqué d'émouvoir
et d'inspirer des peintres : le talentueux Jean-François MILLET
de l'Ecole de Fontainebleau les a souvent restituées, avec toute
l'acuité qu'elles suggéraient, rendant ainsi un hommage
sensible aux humbles travaux des champs et à des coutumes, obsolètes,
certes, mais au charme inégalé et toujours sensible !
Pourtant,
la nostalgie inhérente à ces temps n'empêche de
concevoir qu'un changement de méthodes peut également
apporter ses trouvailles, ses symboles et tenir lieu de support aux
rêves. En période de moissons, avez-vous remarqué
qu'un bouleversement esthétique s'était produit : désormais,
les champs offrent aux regards des promeneurs de curieux et volumineux
rouleaux de pailles compressées ! Tous semblables et uniformes,
ils sont l'œuvre de machines qui ont recours à des armatures
de fils de fer, pour maintenir bien serrés les monticules d'herbes
amassées qui composent chaque rouleau posé au sol sur
sa partie la plus mobile. Et l'imagination s'empresse de galoper, car,
à l'heure vespérale où les déesses des moissons
songent à se divertir, je suis persuadée que Déméter,
la Grecque, et Céres, la Romaine, toutes puissantes, prennent
encore plaisir à se rencontrer sur ces chaumes. Elles s'amusent,
drapées dans leurs tuniques millénaires, à faire
rouler ces ballots de pailles, s'aidant d'une vigoureuse et redoutable
baguette magique... Elles ne manquent pas de débusquer, alors,
une multitude de petits mulots fébriles logés dans ces
refuges et qui s'y croyaient bien tranquilles ! Nos charmants rongeurs
ignorent que ces visiteuses souveraines ne les considèrent pas
comme des vétilles, toutes les manifestations de fertilité
- végétale comme animale - ayant leur entière approbation
depuis la nuit des temps ! Ils peuvent même se permettre de grimper
sur leurs sandales, sans le moindre risque et poursuivre leurs extravagantes
cavalcades en plein air !
Si l'expression
"qu'avez-vous glané" a multiplié ses extensions,
lorsque j'étais enfant, j'accompagnais ma grand-mère et
c'est au premier degré qu'elle nous concernait alors. Avec soin
et vivacité, nous ramassions, en ces temps, tous les épis
qui jonchaient le sol après la moisson, épis dont les
grains de blé à maturité semblaient pressés
d'échapper à leur enveloppe de paille !
Maria, la Paysanne experte, remplissait rapidement le réceptacle
que formait son tablier, largement retroussé sur de longues jupes
lui conférant une silhouette élégante, pour l'accomplissement
de tâches qui n'en exigeaient pas tant !
Mais
la petite fille qui l'accompagnait appréciait déjà
tous les éléments de décor susceptibles de contribuer
à l'éducation de son goût... De retour au logis,
toujours promptement, tous les précieux grains étaient
extirpés de leur enveloppe, pour les moudre ensuite (dans un
simple petit moulin qu'elle tenait serré entre ses genoux) et
les réduire en une odorante farine destinée à la
confection d'un pain délicieux ! Il n'était pas sorti
du four qu'il était déjà responsable d'un irrépressible
péché de gourmandise car, tout chaud, nous le croquions
avec délices, non sans y avoir adjoint quelques cuillérées
d'une succulente gelée de cassis, confectionnée par cette
même "fée du logis" qu'incarnait alors ma chère
aïeule !
Et quel
n'est pas encore aujourd'hui le pouvoir évocateur de ces années
heureuses où nous profitions innocemment d'un savoureux et indéniable
art de vivre ! Les manifestations en sont si nombreuses et si pérennes
qu'elles forment toujours "contre-poids" avec l'inévitable
cortège des désagréments inhérents à
des temps difficiles. Telles des mauvaises herbes (à ne jamais
moissonner (!), ces épreuves doivent vite renoncer à leur
prétention d'alourdir les plateaux de certaine Balance narratrice...
Le "bouclier protecteur" étant la combativité
et l'incommensurable souci d'équilibre la gouvernant ! La devise,
pour tout natif de le "Balance", traduite par : "Rien
ne me pèse... ne vous en déplaise !" permet, fort
heureusement, de relever quelques défis !
Pour
conclure, une grande responsabilité incombe indéniablement
aux motifs innombrables de craintes qui nous assaillent. Parmi ces menaces
angoissantes peuvent être cités : la peur de ne pas "récolter"
le produit de nos "semences", au sens propre comme au figuré
; la redoutable éventualité de perdre nos chers acquis,
quelle qu'en soit la provenance ; la crainte d'un constat d'impuissance
face aux événements inéluctables, etc. Ces fréquents
exemples, pour ne citer qu'eux, constituent autant d'épouvantails
logés - gratuitement et en permanence ceux-là - en nos
esprits ! Et, pour mettre un comble au déplorable, ils n'émettent,
eux, aucune sonorité séduisante, ils sont totalement inaptes
à nous divertir. Leur présence est d'autant plus inopportune
qu'ils ne parviennent pas à chasser les intrus, je parle de tous
ces tourments qui sont une réelle menace pour notre sérénité,
pour notre devenir.
Finalement,
mes amis, plus enviable pourrait être le sort qui a été
réservé aux fruits et aux légumes mis en scène
et sur lesquels, du moins, une action salvatrice a pu s'exercer, attestant,
si besoin en était encore, de l'utilité
de l'épouvantail !
Monique
VAAS
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